Texte de 2003

T'as l'air heureux, Fred !

Carte blanche écrite à la demande du Dilettante pour la sortie de 10 ans 3/4 – lien :T’as l’air heureux, Fred !, par Fred Paronuzzi | Le Dilettantepuis publiée dans le journal suisse Dimanche.ch. le 23/03/2003.

Je ne me souviens plus exactement du menu, ce soir-là.
De la soupe, sûrement. Les restes de midi, forcément. Des pâtes, je crois. Du poisson pour les musulmans. « Halouf » – du porc – pour les autres. Une brioche Carrefour sur le point d’être rassise. Un bout de fromage. Du pain, à volonté. Un yaourt aromatisé à 0% (J’aime pas trop la banane, tu pourrais me l’changer, s’te plaît…).
Le dernier R.M.I. (prononcer « rémi »), c’était il y a une éternité : trois semaines. Alors bien sûr, du monde. Plein de monde. Jusqu’à dehors, devant la porte des waters. Jawad notait le nom des arrivants. Il connaissait la majorité d’entre eux, les saluait d’un mot aimable, personnel. Ils devenaient quelqu’un, tout à coup – et lui en savaient gré.
Les « nouveaux », eux, on les croisait une fois. Puis plus rien. Ou alors ils restaient. S’installaient, si l’on peut dire…
Un samedi, 18h30. Fin avril 2002. L’Europe, ici, s’était unifiée depuis 1983 autour d’un bol de soupe. De l’Atlantique à l’Oural. Et même plus loin : jusqu’en Afrique, aux confins de l’Orient… C’était le monde entier, tous les continents à la même table.
On ne parlait pas beaucoup. On n’avait pas le temps. Juste : bonsoir, ça va bien ? Ou : tiens, il me reste un pain aux raisins, tu préfères à la brioche ?
Roger, derrière moi, servait le plat principal – à pleines louches. Je versais le potage. On complétait le plateau. Sans temps mort. Efficaces.
Une cuiller. Pas de couteau. Jamais de couteau.
Au bout d’environ vingt minutes, le flot s’amenuisait. Roger jetait un œil à la liste des noms : Soixante ? Dis donc ! Hier, on a fini à cinquante-cinq… Roger m’appelait monsieur le professeur, pour rigoler. Avait-il été S.D.F., lui aussi, avec sa drôle de trombine ? Peut-être. On ne causait pas du passé… Parfois, je faisais halte chez lui. Il me montrait ses chiens, ses plantes vertes, ses tortues. Il était malade. On l’avait opéré. On lui avait ouvert le ventre. Il ne voulait pas y retourner, à l’hôpital. Je suis d’accord pour crever, disait-il, mais chez moi, merde ! Je l’aimais bien, Roger.
Jawad écrivit mon numéro de téléphone au dos d’un paquet de cigarettes. Une de ses filles aurait peut-être besoin de cours d’anglais. Une moyenne pas extraordinaire, ce trimestre.
Sept mois qu’on se côtoyait, le samedi soir. En alternance avec Mohamed (Momo). Et Roger, chaque fois. Jawad le paisible et Momo l’extraverti. Deux styles. Deux personnalités. Deux façons de rendre leur dignité à ceux qui l’ont perdue, quelque part le long du chemin. (Mais où ça ? Et quand ?)
Avec eux, j’avais appris ce geste formidable de simplicité : donner à manger à des sans-abri. Il m’avait sauvé de quelques coups de blues, ce geste. Il m’apportait bien plus encore qu’il n’apportait aux autres…
Au moment du rab, les jeunes emplissaient d’os des sacs plastique, pour leurs chiens. Ils parlaient avec animation. De copains. De musique. De filles. De foot. De squat. De bons et de mauvais plans. Des infos. De tout et de rien… Looping s’était mis en tête d’échanger la sonnette de son vélo d’enfant (le Joker grimaçant de Batman) contre le Klaxon de mon Solex (une sorte de corne de brume en caoutchouc). On se marrait bien.
Des gens apportaient des casseroles, des Tupperware, des seaux, parfois. Certains prenaient congé en serrant les mains. D’autres filaient sans un regard.
Un peu malgré moi, j’avais mes préférences. Les gamins surexcités, d’abord, « piercés », rigolos, qui – à peine arrivés – se mettaient à gueuler que oh mais ça va pas, là, y a aucune ambiance, ce soir ! et la créaient d’un coup, l’ambiance, par la magie de ces seuls mots. Ces rares femmes seules, intimidées, qui s’engageaient là en courbant l’échine et que l’on servait avec une triple dose de sourires. Ce Rom aux yeux clairs, radieux, qui embrassait le bout de ses doigts lorsqu’on lui tendait son bol. Christian, enfin, borgne, violet de peau à force d’alcool, assis depuis deux décennies près d’un carton le signalant dans l’attente d’un travail. Christian, qui disait merci mon ami d’une voix puissante et aristocratique. D’autres encore…
Jawad, ce soir d’avril, comme je nettoyais une table sur laquelle il empilait des chaises, remarqua que j’avais l’air heureux et je lui dis que oui, je l’étais, heureux, très heureux même. Le cœur un peu serré, je m’apprêtais alors à lui raconter ma bonne fortune lorsqu’un homme parut à l’entrée. Bonsoir, dit-il d’une voix tellement rauque qu’elle en devenait inaudible. Il était en retard et s’en excusait : il n’était pas d’ici. On lui avait indiqué cet endroit. Il n’avait pas mangé de la journée, pourrait se contenter de pas grand-chose, si ça pouvait lui caler l’estomac. Jusqu’au lendemain. Un pansement sale et sanguinolent lui recouvrait un pied, il boitait, portait des strates de vêtements en guenilles qui empuantissaient l’air déjà épais des relents de cuisine. A sa main, des sacs plastique, 4 ou 5. La panoplie du miséreux…
On dégotta un peu de viande. Un peu de pain. Le reste des restes. On échangea quelques mots puis il s’assit à un coin de table, mangea en silence. Alors Fred ? demanda Jawad, tu voulais me dire quelque chose ? Je me sentais embarrassé. Comment avouer – devant ce malheureux – que moi, la veille, j’avais réalisé mon plus beau rêve. Qu’au retour du lycée, un message sur le répondeur m’avait informé que Le Dilettante souhaitait publier mon roman : 10 ans 3/4. J’en avais eu les larmes aux yeux. Comment lui raconter ça, ici, sans en rougir ? Sans s’excuser d’être heureux ?
Je n’en dis rien. Juste : Oh, tu sais, on sait pas pourquoi, des fois, c’est la forme… Il hocha la tête. Il devait s’attendre à mieux…

Tout était en ordre, à présent, prêt pour le lendemain. Jawad me serra la main. Merci Fred, dit-il. Passe un bon week-end, à samediCe sera Momo, précisa-t-il, je te revois le mois prochainAh oui, j’oubliais…

Je remontai le boulevard en sifflotant Karma Police, pris la rue Nicolas-Parent. Des amis devaient passer dans la soirée. Ils n’étaient pas encore au courant. J’avais mis une bouteille de champagne au frais…

La Cantine Savoyarde
29, Faubourg Nézin
73000 Chambéry